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Les e-mémoires de l'Académie Nationale de Chirurgie

La formation en sénologie en France : utopie ou réelle nécessité ?

Carole MATHELIN

Séance du mercredi 08 novembre 2023 (Sénologie)

N° de DOI : 10.26299/m3hg-7q77/emem.2023.31.04

Résumé

Le cancer du sein est le premier cancer féminin, avec 2 261 419 nouveaux cas dans le monde en 2020 et la première cause de mortalité liée au cancer avec environ 685 000 décès par an. En l’absence de mesures spécifiques, l'incidence et la mortalité du cancer du sein augmenteront régulièrement dans les prochaines années malgré les progrès diagnostiques et thérapeutiques, avec plus de 3 millions de nouveaux cas et plus d'un million de décès attendus d'ici 2040.
Parallèlement à ces évolutions épidémiologiques, la prise en charge du cancer du sein va poursuivre ses profonds changements entamés ces 20 dernières années. L’amélioration du diagnostic préopératoire et l’apport des nouvelles modalités d’imagerie conduisent à la découverte de lésions de plus en plus subtiles, nécessitant des chirurgies de précision. Les thérapies adjuvantes et néo-adjuvantes utilisent des molécules de plus en plus innovantes, modifiant la place et les modalités de la chirurgie mammaire et axillaire.
Dans ce contexte, il est légitime que l’Académie Nationale de Chirurgie (ANC) s’interroge sur les orientations à prendre concernant la formation des chirurgiens sénologues. Une question essentielle est celle du lien entre la formation des chirurgiens sénologues et la mortalité par cancer du sein. De nombreuses équipes (Gillis et al en Ecosse (1996), Skinner et al aux USA (2003), Greenup et al aux USA (2018)) ont montré que les taux de survie des patientes opérées pour un cancer du sein étaient significativement supérieurs lorsque les chirurgiens avaient eu une formation spécifique. Il a aussi été montré que le volume d’activité des chirurgiens sénologues (au moins 50 cancers mammaires par an) étaient un facteur prédictif supplémentaire de la survie des patientes. Une étude française réalisée par l'Assurance Maladie et publiée en 2019 a montré que les caractéristiques de l'établissement dans lesquels opèrent les chirurgiens sénologues influencent également la mortalité des patientes prises en charge pour un cancer du sein. Ainsi, sur une population de 43274 patientes, le taux de mortalité était deux fois plus élevé dans les établissements en dessous du seuil de 30 cas annuels par rapport aux établissements prenant en charge plus de 100 cancers du sein par an. De même, la mortalité la première année était plus que doublée selon que l'établissement avait ou non une autorisation et cette différence s'est maintenue lors du suivi. En termes de qualité des soins, une étude française de l’Institut de Recherche et Documentation en Economie de la Santé, publiée en mars 2017, a montré que les femmes atteintes d'un cancer du sein avaient deux fois plus de chances de bénéficier d'une reconstruction mammaire immédiate ou une lymphadénectomie sélective axillaire dans les établissements réalisant plus de 110 chirurgies du cancer du sein par an que dans ceux en réalisant moins.
La formation des chirurgiens sénologues étant fondamentale pour l’amélioration des taux de survie et la qualité des soins, l’ANC s’est associée au Collège National des Gynécologues et Obstétriciens Français (CNGOF) et à la Société Internationale de Sénologie (SIS) pour analyser les pratiques concernant la formation des chirurgiens sénologues dans le Monde. Une enquête en ligne à l'aide d'un questionnaire Microsoft Forms a été adressée aux 300 principaux responsables de sociétés savantes ou groupes pédagogiques impliqués dans la prise en charge des maladies du sein entre le 15 juillet 2023 et le 30 août 2023. L'enquête a consisté en 30 questions réparties en 4 sections, portant sur les données démographiques du pays, la formation en chirurgie mammaire proposée dans le pays, les éventuels critères d'accréditation et de qualité des centres de chirurgie mammaire et enfin les recommandations susceptibles d'améliorer la formation en chirurgie mammaire. Au total, 41 pays * ont adressé leurs pratiques concernant la chirurgie mammaire. Dans cette enquête, il apparait que ce sont les chirurgiens généraux (55%) suivis par les gynécologues-obstétriciens (23%) puis d’autres spécialistes (chirurgiens digestifs, thoraciques, carcinologiques, plastiques) qui assurent la prise en charge des pathologies mammaires. Trente-trois pourcent de l’activité de chirurgie mammaire était réalisée dans des centres hospitaliers universitaires, 27% dans des cliniques privées, 26% dans des hôpitaux publics non universitaires et 19 % dans des centres régionaux de lutte contre le cancer. La chirurgie mammaire représentait plus de 50% de la pratique quotidienne des chirurgiens pour la plupart des pays, témoignant ainsi de leur spécialisation.
En ce qui concerne la formation des chirurgiens sénologues, 3 situations particulières se sont dégagées de cette enquête. Dans les pays à bon niveau socio-économique et forte incidence de cancer du sein (Etats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle Zélande etc), les formations sur le modèle des « fellowships » sont fortement encouragés avec au minimum deux années de formation spécialisée en chirurgie mammaire dans des établissements disposant d’une autorisation spécifique et réalisation par le chirurgien d’un nombre minimum d'interventions chirurgicales mammaires (aux alentours d’une centaine pendant la formation). Un passage en chirurgie plastique et des formations additionnelles non chirurgicales de courte durée (en anatomie-pathologique, imagerie mammaire, médecine nucléaire, oncologie médicale et radiothérapie) sont encouragées. A l’inverse, les pays à faibles revenus commencent à ouvrir des unités de sénologie et n’ont pour le moment aucune exigence de formation. L’Europe est dans une situation intermédiaire avec des modalités de formation hétérogènes. En France, tout chirurgien peut réaliser un acte de chirurgie mammaire, sans formation spécifique, mais il doit réaliser cet acte dans un établissement « autorisé », pratiquant au moins de 70 chirurgies carcinologiques mammaires par an. Selon l’EUSOMA (European Society of Breast cancer specialists), il devient urgent d'établir des normes de formation spécialisée qui devraient être adoptées par tous les États membres de l'Union Européenne. « Les États-Unis, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande disposent d'excellents modèles sur lesquels fonder cette formation dans le but d'améliorer la qualité de la formation en chirurgie mammaire et de l'harmoniser dans toute l'Europe ».
Pour résumer les données de l’enquête, la plupart des sociétés savantes interrogées se sont prononcées en faveur d’une formation de deux ans pour acquérir une spécialisation en chirurgie mammaire, avec un seuil chirurgical élevé (aux alentours de 100 chirurgies carcinologiques au cours des deux ans) et une maitrise de la chirurgie oncoplastique. Cette formation ne devrait se faire que dans des services ayant une autorisation pour le traitement du cancer (appliquant les référentiels de bonne pratique, ayant recours à la multidisciplinarité et ayant des seuils minima d’activité). La pratique des actes de chirurgie mammaire ne devrait pas être nécessairement exclusive, le maintien d’une activité en chirurgie générale, oncologique, digestive, gynécologique, plastique… étant tout à fait possible. De manière minoritaire, certains pays ont proposé deux niveaux de formation (chirurgien sénologue de base et chirurgien sénologue de recours).
Enfin, dans cette enquête, le nombre de chirurgiens sénologues nécessaires dans un pays a été estimé. Sachant que les temps opératoires sont plus longs lorsque l’on associe des gestes d’oncoplastie (souvent bilatéraux), tenant compte de l’obligation de permanence des soins (surveillance nocturne de la microchirurgie, suites opératoires, urgences sénologiques...), de l’augmentation du nombre de pathologies mammaires à opérer et de leur complexité, les estimations sont de 6 séniors à temps plein formés à la chirurgie mammaire pour assurer la prise en charge de 1000 primo-cancers mammaires par an et les autres pathologies mammaires relevant d’une chirurgie. Si ces estimations étaient appliquées en France, il faudrait entre 370 et 400 chirurgiens « formés » et à temps plein pour assurer la prise en charge des 62 000 nouveaux cas de cancers mammaires annuels. Ces chiffres doivent être modulés par le nombre d’établissements ayant une autorisation pour la pratique de la chirurgie mammaire.
L’ANC entame des actions avec le CNGOF, les CNU et des collèges d’enseignants (CEGO par exemple) pour optimiser la formation initiale, la formation continue et la certification du savoir-faire des chirurgiens sénologues. Ces différentes instances devraient être forces de proposition pour faciliter la formation des chirurgiens sénologues, tenant compte de l’augmentation de l’incidence et la prévalence des cancers du sein, la complexification des gestes opératoires, l’exigence légitime de qualité des patientes et enfin la nécessité de répondre aux critères européens du droit à la meilleure santé pour toutes et tous.

*Algérie, Allemagne, Argentine, Azerbaïdjan, Bénin, Bolivie, Brésil, Cameroun, Canada, Chili, Chine, Colombie, Équateur, Salvador, France, Grèce, République dominicaine, Guatemala, Italie, Japon, Lituanie, Mali, Maroc, Nigeria, Pérou, Pologne, Portugal, Puerto Rico, Qatar, Russie, Rwanda, Arabie Saoudite, Sénégal, Afrique du Sud, Soudan, Suède, Tunisie, Turquie, USA, Ukraine