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The e-mémoires of the Académie Nationale de Chirurgie

Place du digital en Pathologie Mammaire

Carole MATHELIN

Seance of wednesday 04 december 2019 (Communications libres)

DOI number : 10.26299/f80p-n187/emem.2019.36.02

Abstract

1. Un peu d’histoire
La récente « digitalisation » de la médecine passe par l’utilisation croissante de nombreux outils issus des mathématiques, tels que les big data, l’intelligence artificielle, les objets connectés …
Le concept de « Big Data » n’est pourtant pas nouveau, remontant à 1941 avec la notion d’« explosion de l’information » (Oxford Dictionary of English). C’est en 1997 que le terme « Big Data » a fait son apparition dans un article de la bibliothèque numérique de l’Association for Computing Machinery, faisant référence au défi technique que représente l’analyse de grands ensembles de données. Le terme Big Data a été introduit dans les dictionnaires français avec son équivalent officiel « mégadonnées » proposé par la Commission générale de terminologie et de néologie.
L’intelligence artificielle (IA), quant à elle, est aussi ancienne que l’informatique elle-même. Depuis les années 50, l’IA a connu des périodes de grands espoirs et de désintérêt transitoire. Depuis les années 2000, son essor est considérable, notamment dans le domaine de la santé, avec le développement du machine learning (apprentissage automatique), du deep learning (apprentissage profond), du business intelligence (informatique décisionnelle) et l’apparition de nouveaux professionnels, les data scientists (spécialistes de la science des données).
Les objets connectés, la télémédecine, les applications médicales disponibles sur les téléphones portables, les chat bots (outils conversationnels) opèrent actuellement un changement considérable dans la relation médecin-patient.

L’essor actuel du digital est lié à plusieurs raisons d’ordre technique, sociétal et économique: l’augmentation considérable de la puissance de calcul des ordinateurs, l’explosion des données, la baisse du coût de stockage de ces données et l’usage presque ubiquitaire de la téléphonie mobile.

Quelques exemples d’utilisation du digital pour la santé du sein
Le digital a permis la concrétisation de nombreux projets médicaux basés sur l’exploitation de données massives. Les CAD (Computer Aided Diagnosis) peuvent aider les pathologistes pour l’analyse de lames histologiques et les radiologues pour l’interprétation des mammographies ou des IRM. Plus récemment, le projet strasbourgeois « Senometry », porté conjointement par des médecins de l’unité de sénologie du CHU et des data scientists, vise à analyser pour 18 000 patientes atteintes d’un cancer du sein et suivies pendant plusieurs décennies, des données non structurées provenant de leur histoire personnelle, de l’imagerie (scanner, IRM, mammographies, échographie, scintigraphie, imagerie par émission de positrons, etc.), de la biologie, de l’analyse anatomo-pathologique (caractéristiques tumorales, facteurs prédictifs et pronostiques), des thérapeutiques et de leur évolution. L’analyse croisée de ces multiples données a déjà apporté un certain nombre de réponses à des questions jusqu’alors non résolues en sénologie dans différents domaines (impact du dépistage organisé sur la mortalité par cancer du sein, du diabète de type 2 sur le cancer du sein, du grand âge sur l’évolution des cancers du sein, du dispositif intra-utérin au levonorgestrel sur l’incidence et l’agressivité des cancers du sein ainsi que l’impact pronostique de l’aspect IRM du stroma mammaire …). Les résultats de ces projets ont fait l’objet de publications internationales ou de thèses.

À la lumière des possibilités offertes par ces études utilisant l’IA, le temps médical prend une autre dimension. À titre d’exemple, il aura fallu presque 30 années de suivi de cohortes pour prouver que le travail de nuit constitue un facteur de risque de cancer du sein et quantifier ce risque. Les nouveaux outils permettent de répondre à ce type de questions en très peu de temps en analysant les données existantes, avec un impact économique important (réduction du coût des études) et une applicabilité immédiate en santé publique. Ces nouvelles technologies vont probablement accélérer les résultats de la recherche médicale dans de nombreuses spécialités et réduire l’écart qui existe aujourd’hui entre la temporalité du malade, qui a besoin de réponses immédiates et la temporalité de la recherche « classique ».

De plus, l’accès rapide à des bases de données massives pourrait changer nos paradigmes médicaux. Alors que le raisonnement médical traditionnel consistait à émettre une hypothèse puis à la vérifier sur des séries de patientes, l’arrivée des nouvelles technologies permet dans certains cas une démarche inverse où la découverte de corrélations inattendues est postérieure à la récolte des données (c’est le concept de sérendipité). C’est ainsi qu’un lien a été établi entre le degré de déficience visuelle et le risque de cancer du sein. Ce constat a priori inattendu a trouvé ultérieurement une part de son explication dans les variations des taux de mélatonine, une hormone impliquée dans la carcinogenèse mammaire et particulièrement augmentée en cas de déficience visuelle.

2. Les objets connectés dans le domaine de la santé du sein sont multiples, allant du lymphomètre pour la prévention du lymphoedème au soutien-gorge connecté pour la détection précoce des cancers mammaires. La chirurgie mammaire robot-assistée en est, quant à elle, à ses débuts. Les outils conversationnels sont de plus en plus sollicités par les patientes au même titre que les applications ou la télémédecine.
Le digital est en marche et les questionnements sur son utilisation sont multiples.

Les interrogations concernant le digital sont nombreuses. Une question centrale est celle du respect de la vie privée. Même si des techniques éprouvées d’anonymisation et de pseudonymisation au sens de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) existent et permettent de répondre à cet enjeu, la question de l’usage des données nominatives reste essentielle.
La responsabilité juridique doit être débattue. En effet, à qui appartient la responsabilité en cas d’erreur de l’algorithme ou de l’outil digital : l’utilisateur ? Le concepteur ? Comment encadrer les algorithmes auto-apprenants ?

Le décrochage technologique d’une partie de la population pose le problème de l’exclusion sociale et de l’égalité d’accès aux soins.

Enfin, les femmes sont sous-représentées dans les communautés d’ingénieurs. Seulement 12% des chercheurs en IA sont des femmes. Pourtant, les femmes doivent aussi se trouver là où le changement s’opère, et notamment dans les domaines de la santé.

À l’avenir, il est important qu’avec nos jeunes étudiants et étudiantes en médecine, nous nous impliquions dans cette thématique de recherche car nous serons avec eux à l’origine de la collecte des données médicales, devrons contribuer à définir les cadres éthique et juridique ainsi que les objectifs des projets, et par la suite intégrer les résultats des études utilisant le digital à nos pratiques quotidiennes.