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The e-mémoires of the Académie Nationale de Chirurgie

L'intelligence des chirurgiens : des outils et des hommes

Pierre DEVALLET

Seance of wednesday 08 february 2023 (Communications libres)

DOI number : 10.26299/wr43-1q78/emem.2023.5.02

Abstract

Le développement des applications de la technologie numérique dans l’activité chirurgicale est exponentiel. Qualifier cette technologie « d’intelligence artificielle » brouille les repères de discrimination entre sa nature d’outil et un concept fantasmé de créature fabriqué initialement, mais devenue autonome dans ses décisions, capable à terme de pallier les insuffisances de moyens et de résultats dues aux limites physiologiques des chirurgiens humains.
L’engouement actuel pour ces technologies, malgré certaines réactions de méfiance voire d’opposition, et les nombreux articles qui en traitent, témoignent surtout de la conception même de la chirurgie par ses nouveaux acteurs, dans une évolution très rapide vers une fonctionnalité efficace, dictée par un deus ex machina protecteur et directif.
Cette rupture conceptuelle, qui est aussi générationnelle, traduit une tendance progressive depuis plusieurs décennies, à refuser d’être confronté à deux aspects essentiels, et historiques, de l’activité chirurgicale, mais plus globalement médicale : la décision responsable et la résolution de dilemmes moraux inhérents à certaines actions humaines.
- Quels sont les domaines d’application réelle de la technologie numérique en chirurgie ?
- S’agit-il de simple évolution d’outils techniques au service d’un même paradigme du chirurgien, ou d’un vrai saut conceptuel dans la définition même de ce que peut-être une chirurgie de l’humain, voire l’humain lui-même ?
Chez l’artisan-chirurgien, il y a un va et vient permanent entre le savoir et le savoir-faire, avec un lien indissoluble passant par les mains. Sans l’information portée par les mains en action, il manque au praticien un champ du savoir.
Sans une vraie réflexion en amont, et intégrée dans la formation même des chirurgiens, le développement des techniques numériques appliquées à la chirurgie, à plus forte raison de l’IA trans- ou post-humaine rêvée par ses concepteurs exaltés, mais fort actifs et talentueux dans leur domaine , risque de distendre progressivement le lien entre les mains et le cerveau des néo-chirurgiens. Et quand ce lien se distend, c’est le cerveau qui souffre.
Les chirurgiens devraient donc prendre conscience que l’IA qui s’invite dans tous les champs de leur exercice n’est pas seulement destinée, par ses promoteurs zélés, à rester un outil neutre philosophiquement et politiquement, une simple « aide à la décision », ou une assistance opératoire dans leurs pratiques professionnelles.
Plus qu’un outil « high-tech » améliorant leurs pratiques, et soulageant les aspects les plus contraignants de leur métier, l’IA est un outil en forme de coin, risquant de faire éclater leur intégrité d’artisans du corps, en dissociant définitivement la main et le cerveau .
L’IA passera insidieusement ( déjà par l’utilisation générique de son terme) de cette qualification d’outil performant permettant une optimisation des capacités d’analyse dans
toutes les phases de délibération du processus de « décision-action », à un état débridé de décideur-effecteur autonome des gestes chirurgicaux.
Du fait d’une IA ubiquitaire, pluripotente, devenue incontournable, le chirurgien risque très certainement de « perdre la main », et, dans le même élan, son esprit et ses valeurs morales, son âme, celle qui lui donne l’estime qu’il a de lui-même et un vrai sens existentiel à son activité.
Nous sommes réellement à un « noeud anthropologique » d’éclatement de l’intégrité psycho-organique de l’Homo Sapiens Faber, avec un renversement du rapport Humain/outil, rapport de servitude : la technologie virtuelle, inaccessible aux sens organiques de l’Humain, ni bientôt à sa Raison, a ses raisons que l’intelligence humaine ne connaitra jamais, ... mais auxquelles elle devra se soumettre.
Pierre DEVALLET - Chirurgien orthopédiste - Montauban