Évocation de « deux figures exemplaires de la chirurgie carcinologique française au XXème siècle : Henri Redon et Pierre Denoix »
Seance of wednesday 20 january 2016 (SÉANCE SOLENNELLE)
Abstract
Séance Solennelle 20 janvier 2016 Académie de ChirurgieEvocation de Henri Redon et Pierre Denoixpar Philippe MARRELe Président Georges Mantion: Je donne maintenant la parole à Philippe MARRE, secrétaire général, qui selon la coutume retrace le portrait d’un chirurgien qui a marqué son temps. Le choix s’est porté sur Henri Redon et Pierre Denoix, deux figures exemplaires de la chirurgie carcinologique française au XXème siècle. Mesdames, Messieurs, Mes chers collègues, Henri Judet nous a fait revivre ces dernières années les figures de quelques-uns de nos grands ancêtres chirurgiens : Guy de Chauliac, Georges Mareschal, Dominique-Jean Larrey et plus près de nous Alexis Carrel et René Leriche. Je vous propose aujourd'hui de suivre son exemple en évoquant la mémoire de deux grandes figures de la chirurgie carcinologique française, tous deux membres de notre compagnie, Henri Redon et Pierre Denoix. Leurs riches personnalités complémentaires ont marqué l'essor de la prise en charge du cancer en France, et dans le monde au milieu du XX° siècle. Chacun à sa manière, ils ont largement contribué à la connaissance de cette maladie et à la place de la chirurgie dans son traitement.Henri Redon s'est consacré au soin du patient cancéreux. Il savait le rassurer et gagner sa confiance parce qu'il avait à cœur de lui offrir le traitement adapté à son cas, grâce à sa connaissance approfondie de la maladie cancéreuse. Devenu chirurgien de l'Institut National du Cancer en 1934 à Villejuif, il s'est attaché, d'une part à décrire les techniques chirurgicales qui convenaient à cette maladie et d'autre part à préciser la place de la chirurgie à côté de celle de la radiothérapie naissante dans son traitement. En effet, le développement de la radiothérapie modifiait l'approche du traitement du cancer, avec notamment les travaux de Claudius Regaud et de Marie Curie à l'institut du radium devenu la fondation Curie en 1920. Henri Redon a ainsi publié de nombreux travaux sur le traitement chirurgical des cancers qui ont fait rapidement autorité, comme le rapport sur les indications chirurgicales dans le cancer du sein qui a fait date en 1968. Mais ce sont deux instruments chirurgicaux très simples d'usage quotidien, auxquels il a laissé son nom, qui perpétuent sa mémoire dans les blocs opératoires du monde entier. Le premier est le petit dissecteur très fin, dit de Redon, permettant d'individualiser et de suivre sans les blesser tous les filets du nerf facial au cours des parotidectomies totales. La qualité des suites post-opératoires et des résultats de cette opération qu'il avait parfaitement codifiée a largement contribué à la réputation d'Henri Redon. Son expérience dans cette chirurgie a fait l'objet de plusieurs publications et d'un traité sur la chirurgie des glandes salivaires qui fit autorité en 1965. Le second est le système de drainage chirurgical aspiratif postopératoire des espaces celluleux, notamment après curage ganglionnaire cervical étendu, également dit de Redon. Il fut mis au point avec Jost et Troques et présenté à l'Académie en 1954. Il rend toujours de grands services dans la plupart des spécialités chirurgicales.Pierre Denoix était son cadet de treize ans. Jeune chirurgien très tôt orienté vers le cancer, il s'est intéressé à la maladie cancéreuse et à la prise en charge de celle-ci davantage qu'au patient cancéreux lui-même. En cette première moitié du XX° siècle, le cancer lui paraissait en effet être l'un des enjeux majeurs de la santé publique. Sur le plan méthodologique, il proposa dès 1943 une classification pronostique des cancers permettant de clarifier la stratégie de leur prise en charge et l'orientation des voies de recherche à développer. Présentée en France sous l'acronyme TGM, Tumeur, Ganglion, Métastase, cette classification fut affinée et développée pour être adoptée en 1952 dans le monde entier sous l'acronyme TNM, Tumor, Node, Metastasis, selon la terminologie anglo-saxonne. Sur le plan de l'organisation pratique de la prise en charge de la maladie cancéreuse, la création des Centres régionaux de Lutte Contre le Cancer par l'ordonnance de 1945 s'inspira largement de l'expérience acquise à l'Institut National du Cancer. Pierre Denoix y participa, devenant l'assistant d'Henri Redon à partir de 1942. Cette ordonnance donnait un cadre et un statut communs à ces centres en se fondant sur les expériences en cours, à Villejuif, mais aussi en province. Comme celle du centre de Lille créé en 1930 à l'hôpital du St Sauveur par Oscar Lambret, éminent chirurgien également membre de notre compagnie.Ainsi se constitua au milieu de la guerre à l'Institut National du Cancer de Villejuif une équipe chirurgicale très complémentaire. Henri Redon était le grand clinicien et l'excellent opérateur dans la grande tradition chirurgicale française pour laquelle l'intendance devait suivre. Pierre Denoix était l'innovateur et le stratège pour qui justement l'intendance était primordiale dans le projet de maîtrise d'une maladie aussi complexe et encore aussi mal connue que le cancer à cette époque. L'équipe fonctionna de 1942 à 1956 soutenue par la forte personnalité de Gustave Roussy fondateur et directeur de cet Institut.Henri Redon est né le 24 juin 1899 à Tour de Faure, petit village du Quercy dans une famille de juristes ruraux que connaissait bien ma famille originaire du village voisin. Après des études secondaires au lycée Gambetta de Cahors comme pensionnaire, le décès brutal de son père en 1915 mît sa mère dans une situation financière difficile. Ceci incita Henri Redon à entreprendre des études de médecine à Toulouse, rêvant de devenir rapidement médecin de campagne dans le Lot. Mais la guerre était là et il fut mobilisé en 1917 dès la fin du PCN. Henri Redon reprit ses études en 1919, cette fois à Paris sur les conseils du lozérien Henri Rouvière, professeur d'anatomie à Paris et ami de la famille de sa mère. Reçu à l'internat dès le premier concours en 1923, il fut élève successivement de Charles Dujarier, de Paul Lecène, de Pierre Duval et de Raymond Grégoire, pour devenir assistant de Paul Lecène et aide d'anatomie puis prosecteur en 1928 chez Henri Rouvière. Le décès brutal de Paul Lecène en 1930 bouleversa ce cursus. Henri Redon fut accueilli par Pierre Duval qui l'orienta vers la chirurgie du cancer après sa nomination comme chirurgien des hôpitaux de Paris en 1934. Il se fit alors détacher au tout nouvel Institut National du Cancer construit en face de l'hôpital Paul Brousse de Villejuif qui venait d'être inauguré par Gustave Roussy en présence du Président de la République Albert Lebrun.L'Institut National du Cancer succédait au Centre Anticancéreux de la Région Parisienne installé à l'hôpital Paul Brousse en 1921 par Gustave Roussy qui y ouvrit cette année-là la première consultation de carcinologie dans son service de neurologie. Gustave Roussy était un neurologue réputé, élève de Jules Déjerine, que la tradition anatomo-clinique avait conduit à s'intéresser à l'anatomie pathologique pour tenter de comprendre les maladies neurologiques qu'il soignait. Devenu professeur d'anatomie pathologique en 1925, il passa naturellement à l'étude du cancer. C'était un homme de grand caractère, né en 1874 à Vevey dans la famille Nestlé. Il avait entrepris ses études de médecine à Genève pour les poursuivre à Paris où il fut reçu à l'internat en 1901. Son choix de se consacrer au cancer était très novateur à une époque où les maladies infectieuses étaient le grand enjeu de la santé publique. Devenu directeur de l'Institut National du Cancer à son ouverture en 1934, il s'entoura d'excellents spécialistes, notamment d'Henri Redon en chirurgie, de Jacques Delarue et de Charles Oberling en anatomie pathologique ainsi que de Simone Laborde, transfuge de la fondation Curie, en radiothérapie. Henri Redon passa alors à l'Institut ses plus belles années professionnelles, devenant chef du service de chirurgie en 1942. C'est à cette époque que Pierre Denoix le rejoignit comme assistant. Pierre Denoix est né à Paris le 26 octobre 1912 dans une famille d'hommes politiques régionaux originaire de La Bachellerie, dans le Périgord Vert. Après de brillantes études secondaires aux lycées Louis le Grand et Henri IV, il entreprit des études de médecine à Paris en 1930. Reçu à l'internat en 1935, il s'orienta vers la chirurgie, devenant l'élève de Louis Bazy, de Sylvain Blondin, de Bernard Cuneo, de Charles Lenormant et de Joseph Okinczyc. Tout en entreprenant un cursus traditionnel en devenant aide d'anatomie en 1938, Pierre Denoix compléta sa formation par un certificat d'anatomie pathologique et un diplôme d'hygiène industrielle et de médecine du travail avec le projet de se consacrer à la prise en charge des cancers. Mobilisé en 1939, il reprit rapidement son cursus chirurgical, soutenant sa thèse en 1941. Son orientation carcinologique s'affirma en 1942, année où il intégra l'Institut National d'Hygiène devenant responsable de la section cancer de 1942 à 1956 et année où il devint l'assistant d'Henri Redon à l'Institut National du Cancer jusqu'en 1956. Il connut par ailleurs une période difficile à la fin de la guerre qui lui valut d'être interné à Fresnes en 1944 pour faits de résistance. Il fut nommé chirurgien des hôpitaux de Paris en 1948.A partir de 1945, l'équipe chirurgicale de l'Institut National du Cancer connut une dizaine d'années de grande fécondité. Fécondité clinique avec de nombreuses publications dans tous les domaines de la carcinologie et notamment du sein, de la thyroïde, des glandes salivaires et de l'utérus. Fécondité méthodologique avec les premiers essais cliniques fondés sur la classification TNM et les premières enquêtes statistiques. Fécondité stratégique avec la participation à la création les Centres régionaux de Lutte Contre le Cancer sur le modèle de l'Institut National du Cancer de Villejuif. Fécondité institutionnelle enfin avec la participation à l'élaboration par Robert Debré de la loi sur le plein-temps hospitalo-universitaire et à l'organisation de la prise en charge collective des patients dans les comités d'organes, ancêtres des Réunions de Concertations Pluridisciplinaires actuelles.Mais l'entente sur laquelle reposait cette fécondité n'était qu'apparente. Des divergences se firent jour entre Henri Redon et Pierre Denoix, surtout après la disparition brutale de Gustave Roussy en 1948. Devenu recteur de l'université de Paris, celui-ci avait été remplacé au poste de directeur de l'Institut National du Cancer en 1946 par René Huguenin. Pierre Denoix en devenait le secrétaire général et l'Institut prenait le nom d'Institut Gustave-Roussy en 1950. Dans cette équipe, Henri Redon incarnait la tradition chirurgicale française dans l'approche du patient et de sa maladie personnelle. L'excellent opérateur qu'il était donnait ses soins à une vaste clientèle dépassant les frontières de la France, le matin à Villejuif à l'Institut National du Cancer et l'après-midi à Paris à la clinique des sœurs Augustines, rue de la Santé. Pierre Denoix incarnait le renouveau et la place grandissante de l'administration dans l'organisation et la stratégie de la prise en charge du cancer.Leur rupture peut être datée de 1956. À cette date, la disparition brutale de René Huguenin laissa vacante la direction de l'Institut Gustave-Roussy. Pierre Denoix fut choisi pour lui succéder après une campagne efficace, campagne dont Henri Redon, également candidat, ne s'est guère préoccupé, estimant que cette direction lui revenait de droit. Mais les temps changeaient et l'homme d'appareil fut préféré à l'homme de l'art.Henri Redon fut éprouvé par cet échec que ne vinrent compenser qu'imparfaitement la chaire de clinique chirurgicale carcinologique créée pour lui en 1957 et le service de chirurgie de l'hôpital Necker où il fut nommé en 1960. Il y poursuivit son œuvre de soins, d'enseignement et de recherche jusqu'à sa retraite en 1970. Il continua à opérer ensuite encore deux ans chez les sœurs Augustines. Déjà malade il prit sa retraite chez lui à Tour de Faure en 1973 et s'éteignit chez les sœurs Augustines en 1974. Entièrement consacrée à la lutte contre le cancer, la carrière d'Henri Redon fut couronnée par une reconnaissance internationale honorant à travers sa personne l'importance de la recherche chirurgicale française de l'époque. Invité à de nombreux colloques, à présider des congrès, il fut reçu comme membre étranger de plusieurs sociétés savantes et de l'Académie de Médecine de Rome.Pierre Denoix assura parallèlement sa carrière d'enseignant et de directeur de l'Institut Gustave-Roussy. Devenu professeur titulaire de la chaire de clinique carcinologique en 1966, il exposa dans sa leçon inaugurale ses conceptions novatrices pour l'époque sur l'exercice et l'organisation de la médecine. A la direction de l'Institut Gustave-Roussy, il mena une triple action de développement de la recherche clinique, d'équipement matériel et de restructuration architecturale. Il axa le développement clinique sur les quatre piliers devenus traditionnels dans les centres hospitalo-universitaires que sont les soins, l'enseignement, la recherche et l'information du public. Conscient de la nécessité d'équipements modernes pour traiter le cancer il fit installer à l'Institut Gustave-Roussy le premier betatron en 1953, la première unité française de statistiques en 1956, le premier ordinateur médical en 1968 et le premier accélérateur linéaire français en 1969. Enfin, constatant que la taille de l'Institut National du Cancer devenait insuffisante, il fit décider au milieu des années 1960 la construction d'un nouvel Institut Gustave-Roussy, toujours à Villejuif, sur le terrain des Hautes Bruyères, au-dessus de l'autoroute A6, à l'écart de l'hôpital Paul Brousse. Ce nouvel Institut désigné par l'acronyme IGR, fut inauguré en 1980 et peut être considéré comme l'œuvre de la vie de Pierre Denoix. Un pavillon de recherche y vit le jour en 1981. Pierre Denoix mena en outre une carrière administrative exceptionnelle pour l'époque. En France il fut notamment président de la fédération des Centres de lutte Contre le Cancer et directeur général de la santé de 1973 à 1978. A l'étranger, il fut notamment secrétaire général de l'Union Internationale Contre le Cancer de 1953 à 1958, puis son président de 1973 à 1978. Il assuma également des responsabilités importantes à l'OMS. De réputation mondiale il fut invité à de nombreux colloques, présida plusieurs congrès et fut admis comme membre étranger de plusieurs sociétés savantes et de l'Académie des sciences du Brésil. Il prit sa retraite à St Géniés en Dordogne en 1981 et s'éteignit à l'IGR en 1990.Voilà brièvement évoqués deux destins exemplaires de chirurgiens français ayant consacré leur vie à la connaissance et au traitement du cancer, chacun à sa manière, chacun selon sa personnalité, leur histoire faisant se croiser des chemins différents mais finalement complémentaires. L'homme de tradition qu'était Henri Redon, l'homme de renouveau qu'était Pierre Denoix, apportèrent leur vision et leur approche personnelles de cette maladie complexe qui dépassait les paradigmes de l'époque. Ils firent faire des progrès considérables, reconnus dans le monde entier, à sa connaissance et à son traitement. Le cancer fut l'une des grandes affaires médicales du XX° siècle en Occident. À l'orée du XXI° siècle la relève de ces précurseurs qu'étaient Henri Redon et Pierre Denoix est assurée. En témoigne par exemple l'avènement de la médecine moléculaire pour laquelle un pavillon vient d'être ouvert à l'IGR appelé maintenant officiellement tout simplement Gustave Roussy.